Ma vie au village 1-10
Aurons vu tous les jours passer le sang des forêts, déjà figé, éteint, collant comme celui des hommes et la boue sur la piste de nous, traversant le village, la nuit aussi en qui nous sommes. Les jours quand passe le sang ne sont que temps en elle qu’elle libère par le bas de son ventre, la nuit est toujours grosse de ce temps-là et régulière, elle aussi se vide de son sang, avec le sang de la forêt nous voyons passer le sang de la nuit au bord d’une cicatrice couleur de terre qui ne se referme jamais, toujours ouverte et luisante comme une chair blessée qui lutte à se refaire, le jour aussi quand il a plu longtemps et qu’elle se démange parce que les porteurs sont bloqués aux barrières de pluie. La forêt tout entière a des plaies sur le dos et nous vivons en elles, dans les escarres de la forêt sommes des germes se nourrissant de ses croûtes et des suppurations, de sa blessure ouverte et parfois de son sang, non de celui qui passe et qu’ils portent à la mer, mais celui qu’elle veut bien. Autrefois ils ont dit de quitter la nuit pour être au bord de la cicatrice et dénombrer combien, mesurer sans repentir ce qu’ils pourraient vider durant cinquante ans du sang d’elle, nous dans leur temps qui n’est pas celui de la nuit, de sa grossesse, mais ce que d’heures on peut compter afin que roulent jusqu’à, devant, quatre-vingt-deux porteurs au moins de son sang. Avons laissé les clairières qui sont le sexe doux des femmes entre ses jambes pour le serpent long d’une plaie, pour les bords de la cicatrice où debout dans le jour malgré tout naissant d’elle regardons passer le sang et sommes là, figés, lents, presque éteints et les yeux gonflés de veinules rompues que le sommeil n’a pas séchées, avec cet éclat de fer, cette brillance de couteau, de lance au milieu qui nous vient d’avant, quand nous étions des peuples obscurs, là au bord d’elle et son ennui. Le long de la plaie dans nos yeux jaunissants voyons le sang nombreux qui passe.
Non tout à fait sur le liseré des cases, mais en retrait comme sur un front près de la racine des cheveux, à l'abri des rouleaux de poussière, pas sur le quai trop à flanc de passage au bord de la plaie, d'un bout de clairière je vois la ligne de l’autre côté, identique, un rideau de troncs, de feuillages, ajouré par endroits, seul horizon à regarder, de ma trouée vis dans l'incision que j’ai faite et dans l’indécision d’être là ou de ne pas y être, entre des fiches, la lèpre et les crachats, pourrais être ailleurs aussi bien dans l’indifférence coutumière, pourrir et que ça ne leur fasse rien, car là n'est pas plus ou moins qu'ailleurs n'importe où, le ciel il en reste peu, etc. Il y a des trous sombres semblables à des linges pendus aux fenêtres des villes sales, qui tombent en chiffons miteux, des trous dans la face verte du rideau, avec des lianes queue-de-cochon, des passiflores, des qui n'ont pas de nom, tout un attirail botanique portant au désœuvrement, à la fornication, parce qu'on est rivé à la ligne qui longe la plaie, à la plaie qui la ronge, fixé à la cicatrice, toutes deux allant devant où l'on ne sait. Ils ont dit de laisser les bois, les orées, pour n'être plus entre ces lignes des sauvages, des pygmées, entre ces deux lignes qui vont à l'inverse de nous autrefois s'enfonçant sous les poussées guerrières dans la nuit verte, elles à la mer d'où part le sang sur des bateaux.
Je reste bras croisés, debout, sous les bananiers de Paradis, tendant l'oreille à la sève, aux fibres, aux cordages, au gluant du tronc, là dans l'échancrure de ma ligne, dans mon retrait, le vide de mon retrait, la découpure de mon rien, l'obscur du temps, comme si soixante-mille ans et plus n'avaient pas d'avenir, on reste sans rien faire à regarder passer en bord de plaie les femmes sous le faix, les hommes nonchalants, les enfants au retour de soukoul, le sang de la forêt, les yeux rougis de poussière, les cheveux en savane inondée de lumière, là jusqu'à tombée de la nuit-couteau, vide, heureux de ne pas penser, seulement de voir passer avec indifférence tout ce qu'elle engloutit, ce qui retourne en elle, qui s'engouffre, elle nous plonge, ah ce moment si doux de joie et de tristesse, l'instant de suspension où elle nous trempe, où l'on s'enfonce. C'est horizontal le jour, ça porte le regard à des corps chimériques, animés mais si loin de soi, des corps qu'on n'aura pas pour la violence ou le plaisir, ça conduit à l'hyperchromie des fantasmes, aux céphalées, à des sortes de gonflements d'organes, c'est humain le jour tandis que la nuit. Être là, bras croisés ou assis devant, à se glisser intérieurement entre les couches de chaleur et profiter d'un peu de vent, sans penser, voir déjà les feuilles qui tombent, celles du manguier dans la cour faire leur petit bruit sec, un nid déserté de gendarme roulant au milieu d'elles, écouter le pilon d'appel et le ciel prendre teinte d'acier, on l'aura bientôt sur le front l'éclat de verre, la saison de détresse et d'ennui, la fin des alizés, ça sent les dernières pluies, les plus cruelles à fondre la terre des maisons.
C'est le village entre ses lèvres le long d'où circulent tout le jour les autos, les petites japonaises travesties en taxi qu'on s'entasse dedans, les grandes aux vitres endeuillées, celles qui sont à plateau et les camions de bière, la nuit aussi mais c'est moins nombreux, un tremblement lointain, la peau qui se rétracte aux bords de la plaie, un soubresaut d'essieux, de lames grinçantes dans mon demi-sommeil, un bruit de train, de claquement du rêve, une lueur sonore parce que je dors les yeux ouverts, j'ai des yeux de sorcier la nuit, des yeux d'agonisant, ça défile la mort de la forêt, les fûts cadavérés qu'on enchaîne, les troncs débandés qu'on fera lattes de parquet où marcher sans conscience comme sur des peaux humaines. Mais c'est encore le crépuscule du soir, l'entre-deux sans misère, quand les jacos semant leurs cris rentrent au dortoir, que les hiboux secouent leurs diurnes insomnies, qu'allant au bain dans la rivière chacun de son côté en balançant les fesses on a cet air d'être né le matin et d'avoir à se dénuder pour la première fois ou quand nous regardons les autres de la rive de soi par l'en dessous de la lumière, les autres en face, à l'opposé, sur une largeur de sol identique pourtant, avec une même ligne échancrée derrière les cases et les mêmes poubelles, ceux à qui l'on élève la voix pour dire quoi, des mots qui résonnent et se cognent au rideau, se heurtent à la frontière que ne passeront plus que les chasseurs de lune. J'ai laissé les malades en stade de toux sèche, bâclé le pavillon de la mort où quoi qu'on dise je n'habite pas. Par la sente le long suis rentré jusqu'à moi ou chez qui je crois être et ce qu'on ne sait pas, enfin avec le sentiment qu'on m'attend dans un lieu ressemblant, qu'existe un soi où l'on peut vivre, marché avec lenteur selon le trait en bordure de la cicatrice pour être à l'heure quand la nuit descend.
Elle ne tombe d'un coup, ce n'est pas ce que disent ceux qui sont à côté, ce qu'écrivent les voyageurs, que soudain, non la nuit s'approche avec des mines de palmiste reniflant sous le vent, elle vient par la porte bleue, nous trouve avec la faim, elle n'est couteau qu'après pour trancher le sommeil en deux parts, fouailler à la jointure là où nous sommes pareils au monde en ce qu'il a sur le seuil d'incertain, d'abord d'un coup d'aile, au premier chuintement d'effraie, envoie toute la sauvagerie du jour à l'abime, dans la faille (comme on cache d'honteux déchets), les résidus du sang qui passe, ce qui a dégoutté de nous, toutes nos menteries mécaniques et coulures et violence des bouches, de ses prolongements alaires de neige grise, de son duvet d'aisselle, efface sans quoi la mort et entre ce qui sépare, ce qui lie, les ordures de soi, un bonheur qu'on sait là mais pas où, vient ragréer la peau, s'affaire au mélange qui endort l'angoisse, ce moment sur la bande allant jusqu'à la terre des vrais gens et tout ce qui devant, loin à part des îles, et n'est pourtant qu'une longueur de plaie immobile de nous, la cicatrice à l'aine, quand elle enfile sa blouse tout imprégnée de suint ou vêt un pagne de morguière qu'auraient enceintée nos désirs et nos rêves défunts, je voudrais qu'il ne soit, oui qu'il me laisse au jour ou qu'il dure seulement à l'entour de la braise.
Du temps sorti d'elle la nuit reprend tous les dessous sanglants, les lave en sa machine ayant ses cendres, sa potasse, pendant qu'on se tient dans une ombre sale, dans le vieux jauni des revers, moi au renfont de quoi, de quel destin sans nom, étrangement qui suis un nègre à ma manière, debout à la lisière, sans appui, assis parfois quand j'ai les veines, le ventre lourd, la fatigue des frontières, avec peut-être un verre en main, le tabac jamais loin de la pipe, je regarde sur la ligne en face des calaos bruns, jouant de l’œil les frondaisons où se posent en clamant ces dieux, j'entends la prophétie sortir de leurs becs difformes, la vois dans un reste de bleu, une trace de peinture au bord du tableau, la discerne : plus d'hommes et plus d'oiseaux, mais il y a des quelqu'uns sur la branche. Restons au soir, au suspendu de l'air, où l'on voudrait que le bonheur ne passe s'il n'est qu'enveloppement de tout par cette ombre-lumière et douceur inconnue, femelline caresse que pourtant l'on repousse car le fruit de la nuit bientôt nous ignorons ce qu'il sera, ça demeure au-dessus, légèrement devant, ça nous touche où nous sommes oui mais nous laisse là dans la confusion des couleurs, dans l'obscur de nous. Se vide la bouteille du jour et j'entends le chant du coucal, long glouglou triste qui sonne.
Nous pouvons croire ou pas qu’ayant été chassés avons erré durant des millénaires et que ce fut un jour seulement, le cerne unique des âges resserrés, l’oubli ligneux du cœur ancien, car les sols acides ne laissent rien, traces ou vestiges tout s’efface et tout n’est qu’un reflet sur l’œil de la nuit, nous pourrions croire aussi qu’il y eut des villes avant, peut-être qu’il y eut des villes, habitées par qui, peut-être qu’il n’y eut rien, pas même de musique mais seulement la pluie et des grenouilles heureuses. Il arrive qu'un soir je me dise comment, étant au milieu d'elle, de ses grands arbres, enclos malgré la plaie, la seule issue pour la raison soit qu'on vienne d'en-haut, que l'on tombe en tout cas, qu'il y ait chute au commencement et que si nous parlons encore c'est grâce à cet inventement, on se sent posé là — est-ce par une main, une répercussion glaciaire — assis en soi et compris d'elle, assis en elle par devant sur son pagne odoré par des fourmis humides. Sans doute qu'afin de survivre il fallut se donner une histoire d'avant le temps, se dire que nous ne fûmes pas pour rien jetés dans les ténèbres, engouffrés dans l'oubli, que c'était nécessaire qu'elle nous avale ainsi, qu'il n'y eut qu'un seul jour et une même nuit, une sylvestre durée de nous.
A l'heure de la séparation, du bris des choses en deux, j'enfante la case autour de moi, je m'en obombre comme on s'oint d'huile après l'eau fraîche, c'est qu'il nous faut un nid contre le froid, le grand froid de décembre et celui de soi-même, un tissage de souï-manga, quelque chose d'accroché ou de là sur la terre, une mongùlù qu'on ne voit pas.
Semble un vaisseau la part où nous sommes, coignon d'oxyde à ciel ouvert sur la mer des arbres allant au Congo, immobile pourtant, c'est dans l'esprit que la rupture le fait tanguer et dans le sang, presque imperceptiblement, ou dans le rêve qu'on démarre, qu'on flotte au-dessus de la ligne en direction de rien mais ça ne dure pas plus que dans la bouche le vin de palme picotant. Tournis. J'imagine le sable que j'embrasse devant, j'imagine que c'est du sable toute cette alumine qui nous teinte avec des reflets de topaze en pente douce vers la plaie, rivage qui craquelle, je m'enfuis par les stries, c'est une cartographie du derme d'elle mutilé que je lève pour aller où, la dresse en forme du vide de moi-même, longeant des rifts microcosmiques qui fendillent les yeux, les crevasses ancestrales de notre échouement. Nous avons connu l'eau quand le bois était à la mer, qu'il fallut le creuser au travers de lui sans jamais passer de l'autre côté, qu'on n'aurait de toute manière jamais su embarquer et qu'elle nous a repris parce que nous étions d'elle et disant que l'immensité or il y a cet instant du soir où dérivent dans la mémoire les copeaux du passé, la sciure du temps, l'arbre qui se dressait se dresse en mythe transpercé, tous ses déchets flottants, ce qui pousse à partir à l'heure même et remonter le cours, l'inverse du chemin à ce trou qui nous somme de rester là sans fin. Plus d'errance, ça t'attire le plat de la route, seuls bougeant les plateaux de grumes, ferraille hurlante et quelques moignons métalliques pleins de chair, le phare d'une motocyclette, des ombres qui contre-passent.
Donc sur le balan, figés aux heures crépusculaires et n'ayant presque plus d'oiseaux, sommes habitants de la poussière (autrefois je notais la date d'ultime verse mais plus rien), soumis à l'arythmie des formations particulaires, pulvérulés de rouge éteint, ça nous marronne à bout de champ, nous vernisse l'ongle des pieds, poisse la plante, dessique la crosse des fougères, les branchettes de faux-sénés; ou l'on se tient au cercle oblique des fumées qui n'ont plus même l'odeur du bois, font le soleil lunaire, dans le désœuvrement de la terre apostat lui aussi le vent tourne de l'autre côté. Suffit pourtant qu'une grive solitaire, une kurrichane, celle aux flancs roux, trottine sur les feuilles pour sauver le jour d'un désastre mental, de la sécheresse intérieure, donne joie peu mâle il est vrai, n'importe! il y a ce détail qu'on voit quand elle s'approche, striure de la moustache au-dessus du menton. C'est une heure inconnue d'autre-monde où l'on ressemble à des sélénites, là sur la bande, surtout si étant grosse la mère trône en haut, à des spectres argentiques, des ombres pénitentiaires, on a l'allure vacante de regroupés économiques qu'on leur octroit quelques secondes de jour supplémentaires et ça usine au forage (don des Nations Unies), tout à la pompe-à-main, en criant des oui-non, `mbécile, mouffe chien. Sous peu viendront les feux, ceux qui s'allument en brousse.
Respire l'écart, avant d'être encendré; remise le psychomètre; il faudrait fuir par les côtés dans le sein d'elle, aller loin (seul tu ne peux), trouver une clairière, s'éloigner de l'entaille par où le bois s'écoule mais ne bougeons de la poussière, engravés, et tout file sans nous. Étant là sur le bord sanglant, n'ai plus de vision, plus d'image sinon la couleur phtisique d'une terre qui brésille, fringue un temps sous les roues folle quand le sang passe, monte en nappe, pouldroie peau, cheveux, nous ternie, retombe avec le froid soudain. On s'affaire au fagot, au tison dans les pierres, on boutique du cube et un peu de pétrole, se mouvant au travers du voile entre les cases, le pas sûr quand même parce qu'on connaît la sente férie par nos pieds. C'est la nuit; mangerons du sable et la farine, mais pour moi seulement des mots dans la steppe lugubre de l'écrit. J'ai le silence sec, le bic gercé sur la page, le vent charrie sa saison d'enfumage, ses propres terres noircies, le vent porte ses mondes avec lui, la désolation des strates, des lotus tachés de plastique et traverse le rien que nous sommes, qui suis quand j'expectore l'ennui par la bouche et la main. Derrière, le rideau noir immeuble d'elle, le rideau de l'autre côté, entre, la plaie longue fistule, ses rivages où rougeoient des yeux d'ombres rapetissées, peu de sons, juste d'inquiets murmures, je ferme la porte bleue, j'attends.